Depuis 1874, les frères Louis et Gérard Carrère sont réunis à Concepcion, au Chili. Ils ont quitté Cazaux – Débat pour une vie meilleure, mais tout ne se passe pas comme prévu.
Nous sommes le premier janvier 1879. Les Carrère sont commerçants à Concepcion. La ville de Concepcion est l'une des principales villes du Chili, avec Valparaiso et la capitale, Santiago. Elle est située plutôt vers le centre du Pays à l’embouchure du fleuve Bio Bio, sur l’océan Pacifique. C'est la capitale de l'Etat du Bio Bio, importante région viticole chilienne.
A cette époque, pour les Etats d’Amérique situés sur les rives de l'Océan Pacifique, il existait deux vignobles importants. Au Bio Bio, et en Californie. Le vin chilien fournissait les nombreux navire qui se rendaient jusqu'en Californie depuis l'Europe, en passant par le détroit de Magellan ou le Cap Horn. Les navires qui arrivaient de Californie pour se rendre ensuite en Europe pouvaient aussi se ravitailler. Les plans des vignes chiliennes, issus de greffes de plan français, ont permis de reconstituer une partie du vignoble français lors de la crise du Phylloxéra, à la fin du XIXème siècle. La situation du Chili apparaît donc prospère. Pourtant, la situation a changé.
Lettre de Louis et Gérard Carrère à leur parents restés à Cazaux-Debat :
« Concepcion, 1er janvier 1879
Mes chers parents,
Je ne puis laisser passer un jour comme celui d’aujourd’hui sans vous faire les souhaits qu’en pareil jour un fils doit à ses parents. Je ne m’étendrai point en compliments. Je vous dirai au plus bref les vœux que mon cœur forme pour vous :
1° Une longue vie avec toute la félicité désirable
2° Une complète réussite dans tous vos projets
3° Que Dieu veuille exaucer jusqu’au moindre de vos désirs
Tels sont mes chers parents les vœux que je forme pour vous. Plaise à la Divine Providence de vouloir bien les exaucer. Quant à nous, nous jouissons d’une parfaite santé mais les affaires au Chili ne sont point si brillante que notre santé. Tous les jours, la crise est plus dure. Les plus forts commerçants tombent à chaque pas. La politique intérieure comme extérieure n’est pas en meilleur état que le commerce. Le gouvernement doit tant qu’il ne parvient plus à payer les intérêts. En Europe on a la plus grande déconfiance (sic) du Chili. Tout le monde crie contre le gouvernement et en plus la guerre a failli éclater entre le Chili et la République argentine pour des terrains inhabités et que le gouvernement chilien après avoir refusé un traité a été obligé d’en accepter un plus désaventageux encore a mis le comble à la désespération (sic) du peuple qui préfère la guerre au déshonneur, dit-il. On croit que la question chilienne –argentine n’est point encore terminée et si la guerre avait lieu mieux vaudrait fermer tous les magasins parce qu’on ne verrait plus la couleur de l’argent. Enfin les affaires du Chili ressemblent, passez moi l’expression, à une « asa de yevub estourberada en u demoliret » que le diable ne peut y trouver ni commencement ni fin. Bref je ne sais pas où tout ça finira. Vraiment, sans pourtant m’ennuyer si j’avais connu le pays comme je le connais maintenant surtout dans ce moment je ne serais point venu au Chili. Enfin il y en a qui sont plus à plaindre que nous et en même temps il faut espérer qu’après un temps il en viendra un autre.
Les souhaits de bonne année de la part de nous deux aux familles Rey, Ferrou, M.le Curé, aux familles Fontan, Davezan, Bégué, et à Flavie en particulier si les boucles d’oreille lui font plaisir.
En attendant cher père, chère mère, recevez les tendres souvenirs de vos fils dévoués
Louis et Gérard Carrère
PS : informez-vous si les billets de la Banque nationale du Chili ont de la valeur en France et quelle valeur"
« Tout le Monde se porte bien ici. Bertrand est avec nous autres comme un frère. Si un des trois a une contrariété les autres deux partagent la peine, si c’est du plaisir les autres s’en
repassent également. C’est-à-dire qui touche l’un touche l’autre Faites à sa mère ainsi qu’à sa famille nos compliments.
Gérard »
C’est la crise, à Concepcion.
La crise économique a plusieurs raisons.
La première, c'est l’évolution des Etats –Unis, sortis de la guerre civile. Le Chili est idélement placé sur la route maritime entre l’Europe et la Californie. C’est dans les ports chiliens que se ravitaillent les bateaux en matériel et denrées alimentaires. C’est là qu’ils peuvent compléter leurs équipages. Ce sont également les mineurs chiliens qui ont constitué la main d’œuvre qualifiée permettant l’exploitation des mines californiennes. Depuis le début des années 1870, le chemin de fer traverse les territoires des Etats-Unis. Désormais, il est beaucoup plus facile de se rendre en Californie depuis New York par le train plutôt qu’en faisant le tour de l'Amérique du Sud.
En Californie, la fièvre de l'or s'est calmée. Avec elle, il n'est plus besoin de recourir aux mineurs venus du Chili. Certains d'entre eux sont rentrés au Chili et sont repartis vers le Nord, dans des territoires qui appartiennent à la Bolivie, alliée du Pérou. De ce fait, les tensions avec ces trois États sont palpables.
La crise est également politique.
Les menaces qui pèsent sur le Chili sont réelles. Au Sud, les Argentins ont entrepris de venir à bout de la résistance des indiens Mapuches. Ces indiens ont lutté avec succés d'abord contre
l’envahisseur Inca, puis contre les Espagnols. Mais en cette fin de XIX siècle, la pression des européens est forte. La pointe sud du continent américain apparaît à certains comme le dernier
Eldorado.
L'armé argentine à la conquête des territoires mapuches dans les années 1870 - Source : Wikipedia
Et les Mapuches sont battus et massacrés. Leur territoire est depuis longtemps théoriquement divisé entre le Chili et l'Argentine. Avec leur défaite, la question territoriale devient un enjeu entre les deux nations, pour le contrôle du détroit de Magellan.
L’Argentine, située juste de l'autre côté de la cordilière des Andes partage une longue frontière avec le Chili, des détroits maritimes importants, des îles. Et l’Argentine est située entre le Chili et l’Europe. En cas de conflit, la situation économique du Chili deviendrait donc très difficile car la route des approvisionnements européens serait coupée par les Argentins. C'est pourquoi Louis Carrère redoute surtout un conflit avec le puissant voisin Argentin, allié des Anglais. Mais ces derniers sont aussi les amis des chiliens. Ils ont des intérêts dans les compagnies maritimes, les mines, etc. Aussi, le gouvernement chilien trouve un arrangement avec la République argentine à propos de leur différents frontalier. Il peut ainsi s'occuper de ses deux voisins du Nord.
Car c’est avec les Etats du nord du Chili, la Bolivie et le Pérou, que la guerre a lieu, en cette année 1879.
A l'ouest de la Bolivie se trouve une région qui s'appelle le territoire de Charcas. C'est là que se trouve notamment le désert d'Atacama et d'importants gisements de salpêtre et de guano. C'est du nitrate naturel, alors indispensable pour fabriquer de la poudre à canon. On ne sait pas encore fabriquer le nitrate de façon artificielle.
Son exploitation est réalisée essentiellement par des mineurs et des investisseurs chiliens, très nombreux dans le territoire. Plus nombreux que ne le sont les Boliviens.
L'appartenance de ce territoire à l'un ou l'autre état est contesté depuis leurs indépendances. Des conflits ont déjà eu lieu.
Aussi, quand le gouvernement bolivien décide d'augmenter les impôts liés à l'exploitation du nitrate (car en Bolivie aussi, c'est la crise), le Chili envoie son armée. Nous sommes en février 1879.
L'armée chilienne, qu'elle soit terrestre ou marine, est professionnelle, moderne et parfaitement organisée. Elle a été longtemps conseillée par des instructeurs français puis, à partir de 1871, allemands. Elle est soutenue par la Grande Bretagne, qui l'encourage sans s'engager dans le conflit.
La Bolivie est soutenue par le Pérou.
Durant l'année 1879, plusieurs bataille navales furent remportées par le Chili contre la flotte péruvienne, qui fut en grande partie détruite.
Sur terre, les opérations se déroulaient dans le désert d'Atacama. Après plusieurs batailles perdues, la Bolivie abandonna la partie et en 1881, l'armé chilienne entra dans Lima, capitale du Pérou. Le pays fut occupé pendant deux ans.
A la suite de ce conflit, le Chili réussit à affaiblir ses voisins, la Bolivie n'ayant plus d’accès à la mer. Il est en possession des principaux ports du sud de d'Amérique latine sur l'océan pacifique et à la tête d’importants gisements de nitrate : la prospérité revint dans le pays dés le début des années 1880.
Les frères Carrère y sont restés.
Interlude Musical :
http://www.youtube.com/watch?v=gw1mju8VsPc
Victor Jara La partida (musique traditionnelle chilienne)
Pendant ce temps, en France, tout va bien
Quand Louis Carrère a quitté la France, c'était un pays vaincu, ayant connu une guerre civile, doutant de son avenir.
La situation économique c'est redressée très vite. Dés 1874, la dette envers l’empire allemand était payée par un emprunt qui avait permis de couvrir 14 fois les besoins. Il y avait de l’argent dans les bas de laine.
La France prospère, le progrés est au coin de la rue. En 1878, l’éclairage public électrique apparait à Paris. En 1879, la capitale est la première ville au monde à être dotée d’un réseau téléphonique. Un seul problème assombrit la bonne humeur des Français : la crise du philoxera. Dans les années 1870, le pays est obligé d’importer du vin à cause de ce parasite qui détruit les vignes. C’est dans ces circonstances qu’il est fait appel aux ceps de vignes d’Amérique et au début des années 1880, le vignoble français a retrouvé sa vigueur.
Dans les Hautes Pyrénées, le développement est lié à l'arrivée du train. Le thermalisme, le pèlerinage de Lourdes, sont en plein essor. L’observatoire météorologique du pic du midi est inauguré en 1873. Il convient de souligner ici l’importance de Napoléon III pour le développement des Pyrénées et du Sud-ouest, où il se rendait souvent. Il a grandement contribué à l’aménagement de la route thermale entre Bagnères de Luchon et Bagnères de Bigorre, au développement du pèlerinage de Lourdes, à l’aménagement du Département des Landes. Il était donc populaire dans le Sud ouest.
Cazaux – Debat n’est pas en reste.
Entre 1872 et 1874, le maire, élu par le Conseil municipal (c’est une nouveauté – auparavant, il était nommé par le préfet) s’appelle Bégué. Ensuite, c’est un certain Carrère. Le père des émigrés chiliens ? Ce n’est pas impossible, mais il y avait plusieurs familles portant le nom de Carrère à Cazaux –Debat (au moins deux) sans qu’elles soient nécessairement parentes. Et en 1878, c’est le retour de la famille Fontan, liée au bonapartisme.
Cazaux – Debat a connu une véritable révolution urbaniste : le village est désormais relié à la route thermale par un pont, toujours en bois mais consolidé (sans doute du même type que celui qui permet d’accéder aux près de Trespeyres, sur la route d’Arreau) et par une route à lacets. Ainsi, il est possible de monter au village en voiture à cheval. Accéssoirement, les maisons qui jusque là se trouvaient à la périphierie du village se retrouvent maintenant à l’entrée.
Dans cette opération, un homme a du être sollicité. Il s’appelait Eugène de Goulard
Eugène de Goulard - Source : Archives départementales des Hautes Pyrénées
Qui était-il ?
C’était le beau-frère des Féraud, qui avaient une maison et des terres en louage à Cazaux – Debat. Il avait épousé Jeanne - Marie Féraud, nièce du Conventionnel. C’est là le lien avec le village. Il était aussi Conseiller général d’Arreau et Président du Conseil général des Hautes Pyrénées. Il avait été à plusieurs reprises député des Hautes-Pyrénées, circonscription de Bagnères de Bigorre. Politiquement, il était de tendance orléaniste, avec un léger glissement républicain conservateur en fin de carrière. C’était un proche d’Adophe Thiers. Aussi, c’est lui qui est envoyé pour négocier la partie financière du Traité de Francfort, par lequel il est mis fin à la guerre avec l’Allemagne. Il est ensuite, ministre des finances, du commerce, de l’intérieur…
En 1873, il se brouille politiquement avec Thiers, qui essaye de constituer un gouvernement de centre gauche. Il tente en 1874 de constituer un gouvernement à la demande du nouveau président de la République, Mac Mahon, mais n’y parvient pas. Il meurt quelques semaines plus tard.
La nouvelle route empruntant assez largement les terrains de la famille Féraud ce qui montre que ces derniers ont été mis à contribution. L'appui de leur glorieux parent a dû être précieux pour obtenir les aides financières de l’Etat.
La nouvelle route d'accès au village de Cazaux -Debat : en arrière plan, on voit une charette qui monte la côte et derrière l'homme au bord de la route le pont
Chez les Carrère aussi, la prospérité est là. Une nouvelle grange a été construite, derière la maison.
Mais le village ne se développe plus. Il perd des habitants depuis le milieu du siècle. Il est passé de 150 à 85 habitants. Le temps est aux villes et à l’industrie.
Au début des années 1880, quand le Chili sort de la crise et sans lien de cause à effet, la situation économique s’assombrit en France. Il s’agit d’une crise agricole qui affecte en particulier le prix du foncier et donc, les agriculteurs et aussi, les rentiers agricoles. L’agiculture doit suivre le progrès imposé par l’industrie.
Louis et Gérard Carrère ne sont donc pas revenus au village.
Que sont-ils devenus ? Dans les années 1960, un certain Gérard Carrère, débarqué du Chili, vint à Cazaux pour revoir le village de ses ancêtres. Il épousa Colette Ferrou, la fille du maire d'alors, Pierre Ferrou.
L'histoire du Chili est liée aux mines et à leur exploitation.
La mine de Chuquicamata, nationalisée dans les années 1960 par le gouvernement Alliende, fournit 13% des besoins mondiaux de cuivre. Elle est situé dans les territoires conquis par le Chili sur la Bolivie.
http://www.dailymotion.com/video/xdtx3x_les-mines-de-chuquicamata_travel#.UO2ja1zLSM8
En 1873, le coup d’état du général Pinochet trouve son origine notamment dans la décision du Président Alliende de nationaliser des mines de cuivre appartenant à des investisseurs américains. C’était le 11 septembre 1973. C’est là que fut torturé et assassiné le chanteur Victor Jara, soutien du Président Alliende également assassiné. La violence de leur mort est resté comme les symboles la brutalité de la dictature, qui a fait des milliers de victimes.
Petit hommage à Victor Jara avec cette chanson :
Victor Jara - Deja la vida volar
http://www.youtube.com/watch?v=HDMcuCSBvvw
En tu cuerpo flor de fuego
tienes paloma,
un temblor de primaveras,
palomitay,
un volcán corre en tus venas
Y mi sangre como brasa
tienes paloma,
en tu cuerpo quiero hundirme
palomitay,
hasta el fondo de tu sangre
El sol morirá, morirá,
la noche vendrá, vendrá
Envuélvete en mi cariño
deja la vida volar
tu boca junto a mi boca
paloma, palomitay
¡Ay! paloma
En tu cuerpo flor de fuego
tienes paloma,
una llamarada mía
palomitay,
que ha calmado mil heridas
Ahora volemos libres
tierna paloma
no pierdas las esperanzas
palomitay,
la flor crece con el agua
El sol volverá, volverá,
la noche se irá, se irá
Envuélvete en mi cariño
deja la vida volar
tu boca junto a mi boca
paloma, palomitay
¡Ay! paloma
Victor Jara: Deja La Vida Volar —
Paroles de chanson http://lyricskeeper.fr/fr/victor-jara/deja-la-vida-volar.html#ixzz2H3Yeh2XS
Aujourd’hui, le Chili est à nouveau une démocratie prospère. Le conflit avec l’Argentine a été dépassé, grace à l’intervention du Vatican lors d’une médiation en .. 1984 ! Louis Carrère avait raison : entre l’Argentine et le Chili, la guerre était toujours possible.
Pour la frontière Nord, un traité a plus ou moins réguralisé la situation avec le Pérou, mais la Bolivie continue à revendiquer l’accès à la mer.
La ville de Concepcion s’est largement développée.
Son agglomération compte environ un million d’habitants, son université est réputée et elle est déservie par aéroport. C’est aussi un centre sidérurgique important, le premier du chili. Elle est néamoins régulièrement victime de séismes, le dernier en 2010, a fait de nombreux dégats et plusieurs morts.
Enfin, les Mapuches : spoliés et particulièrement maltraités pendant la dictature de Pinochet ils continuent à revendiquer leur droits encestraux et la restitution des terres que leur avaient laissé le gouvernement Aliende, vendues sous Pinochet à des latifundistes. Jusque là, ils n’ont pas obtenus de résultat.
Ici, lors d’un concert de Manu Chao à Santiago.
http://www.youtube.com/watch?v=gBknt1qlmMU
C’était dans les années 1970 et 1980, quand il venait à Cazaux –Debat dans sa grande mercedes. Gérard Carrère, « le Chilien », avait l’aura
des grands voyageurs et des exilés politiques. Il nous impressionnait tant par son allure caractéristique – chapeau ce paille de type Panama, costume blanc cassé – que par son physique sec et son
visage. Pour nous, c’était clair : il n’était pas que « issu » de Cazaux: il était indien, aussi !
http://www.youtube.com/watch?v=QTbI7n64E1s
La partida, par l’orchestre symphonique de Conception