Orphelin de guerre
Jean Bégué est né à Cazaux-Debat en 1914, dans une famille de paysans. Généralement, on l’appelait comme ça, « Jean Bégué », même quand on s’adressait à lui. Quand j’étais petit, je croyais que c’était son prénom, comme Jean-Bernard ou Jean-Louis. Certains (il aurait dit : "Il y en a qui..") l’appelaient « Bégué », ou « Jean ». Son père était membre du conseil municipal. Il a laissé le souvenir d’un homme doux. Il est parti à la guerre de 1914 – 1918 et il est décédé à la fin du conflit, n’ayant pas supporté la guerre, et ses horreurs. Il est mort pour la France. Jean Bégué avait 3 ans.
Sa mère l’a donc élevé. C’était une femme très travailleuse et très pieuse. C’est sans doute elle qui a pris l’initiative de mettre croix et couronnes sur les tombes des sept travailleurs coloniaux annamites décédés à Cazaux-Debat et enterrés au cimetière des annamites (cf. article correspondant). Elle était originaire de Soulan, village situé au dessus de Saint Lary, dans la vallée d’Aure. Saint Lary et Soulan sont aujourd’hui fusionnés.
Un petit paysan
Dans l’entourage de Jean Bégué, il y avait aussi Pierre Ferras : c’était un homme grand et maigre, avec une moustache et un mégot au coin des lèvres. Très patient, parfois colérique. Il était arrivé jeune comme garçon de ferme chez les Bégué. Il était lui aussi originaire de Soulan. A l'âge de 5 ans, il était parti comme d'omestique de ferme chez un parent, dans un autre village de la vallée d’Aure, Aulon. C’était un village isolé au pied de l’Arbizon où la vie était rude. Sa situation chez les Bégué était celle d’un domestique : il était logé, nourris, blanchit. A part, ça, il n’avait pas grand-chose. Sa patience est devenu légendaire : il était capable d’attendre devant un trou de taupe que l’animal vienne souffler pour « l’éstourbir » d’un coupe de bêche. Il n’a pas eu l’occasion de rentrer chez lui avant d’être adulte.D'une certaine mannière, il a vu du pays : mobilisé pour la guerre de 14-18, il a été fait prisonnier et c'est retrouvé ouvrier dans un Stalag du port de Hambourg, au nord de l'Allemagne. Il était toujours habillé avec un bleu, comme les ouvriers. Madame Bégué et Pierre Ferras parlaient tous les deux le même patois de la vallée d’Aure. C’était leur langue maternelle et c’est devenu celle de Jean Bégué. A Cazaux-Debat, comme dans la plupart des communes de la vallée du Louron situées sur la route des cols, les habitants parlaient français depuis longtemps. La vallée d’Aure était plus reculée, contrairement à aujourd’hui. J’ai toujours entendu dire par Jean Bégué qu’il parlait patois. Jamais occitan ou gascon, ou aurois, ou louronnais : pour lui, la patois était le parlé ou la langue des paysans. C’était une langue de classe et non une langue de pays, de terroir ou de nation. Jean Bégué se définissait comme un paysan, un habitant d’une ferme, un membre de « la maison Bégué ». Là était sa culture.
La maison Bégué
La maison, la ferme comme il disait, des Bégué se situait en haut du village, juste en dessous du départ de l’ancien chemin de Ris. En haut de la Carrère, on tournait à droite (si on tournait à gauche, on allait chez les Davezan) et on longeait la grange. C’était une grange conçue pour une dizaine de vaches. Pour Cazaux-Debat, c’était beaucoup. A côté de la grange se trouvait un endroit conçu initialement pour entreposer le fumier. Il était adossé à une maison pour humbles et devait quelque peu incommoder. Quoi qu’il en soit, sans que je sache comment ni quand les choses se sont passées, ce lieu était laissé en friche et les Bégué emmenaient fumier et purin à Sus-carrère, un terrain situé au nord du village, au niveau du dernier virage qui y mène. Ce terrain appartenait à Monsieur Rey, le maire du village et le propriétaire de la maison située en dessous de celle des Bégué. Dans le prolongement de la grange, se trouvait la maison, avec une fenêtre en pierre, vestige de ce que les anciens appelaient « le monastère de Cazaux-Debat ».
Petite fenêtre en pierre qui se trouve à droite de l'entrée de ce que l'on appele aujourd'hui "la place Jean Bégué"
D’autres vestiges se trouvent également chez Davezan.
Fenêtre qui se trouve sur le côté gauche quand on remonte la carrère, depuis la fontaine
Il y avait un grand portail, qui était coiffé d’un toit à double pente et derrière le portail, des chiens faméliques qui aboyaient. A la gauche du portail, sous une ardoise, se trouvait la clé du portail.
La ferme des Bégué, à Cazaux-Debat : à gauche, la grange, au milieu, la "maison d'en bas" avec appuyée contre, la petite construction correspondant au four à pain ; au fond, on aperçoit la "maison d'en haut". En bas à droite, le jardin potager. Sur la cheminée, on pouvait lire les initiales "BJB" : Bégué Jean-Bertrand
La cour de la ferme était pavée. A la droite du portail se trouvait « la maison haute ». C’était une grande maison dans laquelle Jean Bégué avait sa chambre. Il habitait tout seul cette maison. Je ne sais pas s’il a prise cette habitude quand il était enfant, mais il ne faisait jamais son lit. Il avait une théorie à ce sujet (c’était un acte militant, en quelque sorte) : quand on fait son lit le matin, c’est que l’on envisage éventuellement d’être ramené dessus mourant ou pire au cours de la journée, et dans ce cas, effectivement, il vaut mieux que le lit soit prêt. De nature optimiste, il a donc toujours refusé de faire son lit, et il ouvrait grand les draps et couvertures, qu’il rabattait le soir en se couchant. A la gauche du portail se trouvait « la maison basse. Madame Bégué avait sa chambre dans une sorte de petite chambre en bois se trouvant dans la pièce principale, contre le mur de la grange. Pierre Ferras avait sa chambre au premier étage, face à l’Arbizon. Il se rasait une fois par semaine, et à la fin de sa vie (il a vécu 99 ans), la mousse à raser avait laissé une trace blanche sur le toit en ardoise du four à pain, en dessous de sa chambre. Au fond de la cour, il y avait la bergerie qui servait à entreposer du matériel. Les Bégué avaient des vaches
Témoin de l'arrivée du progrés
Dans la cheminée, il y avait une grande marmite avec de l’eau qui chauffait pour la soupe ou pour d’autres besoins. En 1920 et dans les années qui suivirent, l’eau et l’électricité étaient arrivées dans toutes les maisons du village. L’électricité était gratuite. C’était la contrepartie, jusqu’en 1999, des terrains laissés par la commune pour laisser passer le canal d’amenée d’eau à l’usine hydroélectrique de Bordères, à Arreau. L’eau aussi, avait été un combat. Depuis sa prise de fonction à la fin du XIXeme siècle, le maire, Louis Rey, avait fait de l’adduction d’eau potable sa priorité. Mais il n’avait pas eu de chance. La construction des barrages en amont du village avait fait baisser le niveau de la Neste. De fait, l’exploitation des moulins et de la scierie – laquelle était la source de revenus du maire – avait singulièrement entamé le devenir économique du village. La guerre avait également eu pour conséquence de revaloriser fortement le coût des travaux concernant l’adduction d’eau et, en fin de compte, le maire avait fait une avance à la commune pour permettre la réalisation de e projet. Ainsi, Jean Bégué a assisté à la construction de la fontaine qui se situe maintenant au centre du village avec l’arrivée des deux sources, celle de Carrot « qui sort du rocher et qui est la meilleure à boire » et celle de Herraoune, plus douteuse. Avec la fontaine, il y avait un abreuvoir pour le bétail et un lavoir moderne, permettant de laver le linge dans de bonnes conditions. Au départ, le lavoir devait être tourné du côté du mur, mais le maire a estimé qu'il valait mieux que les lavendières se présentent face à la rue, plutôt que de dos ou plus exactement, comme l'aurait dit Pierre Ferras (et comme le pensait le Maire), "de cul".
La fontaine de Cazaux-Debat : les deux sources sont au premier plan, puis l'abreuvoir, puis au fond, le lavoir
Jusque là, les habitants de Cazaux s’approvisionnaient en eau aux deux fontaines situées au milieu de la Carrère. Les maisons qui n’étaient pas le long de dette rue bénéficiaient de droit de passage pour s’y rendre. Les Bégué et les Davezan avaient peut être chacun une source à l’intérieur de leur ferme. Sinon, il fallait descendre chercher l’eau. Dans chaque maison, il y avait un évier en pierre en dessous de la fenêtre de la cuisine avec un déversoir vers l’extérieur, le potager ou la rue. Il fallait faire attention à ne pas longer les murs…
Dans leur grange de Sours, les Bégué disposaient de l’eau captée un peu au dessus, et qui était, dit-on, la meilleure de la vallée. Ils avaient donc le privilège d’avoir une grange d’hiver avec un bassin intérieur et de l’eau potable.
Jean Bégué a appris à devenir un paysan en observant Pierre Ferras et sa mère : il appris à tailler des cuillères dans le buis, à faire des râteaux, à réparer les outils, à harnacher les vaches, à les ferrer, à s’occuper des veaux, à attraper les poules, les tuer, les plumer, à tuer le cochon et à préparer la charcuterie.
Une nouriture paysane
Chez les Bégué comme dans les autres maisons, il y avait de grands coffres en bois dans lesquels on faisait sécher les saucissons et les jambons à la cendre. La charcuterie était excellente. Les cochons étaient choyés, très bien nourris et de façon variée, et la charcuterie très bien préparée et conservée. Il a également appris à retaper les toits, refaire les granges, entretenir le matériel. Il a appris à chasser et à pêcher.
Quand elle n’était pas occupée aux travaux de la ferme, sa mère faisait des crêpes à la saison, et aussi des gâteaux à la broche pour les fêtes. Le gâteau à la broche était leur spécialité. Il nous en avait donné la recette : « le gâteau à la broche, c’est un quatre quart : un quart d’œufs, un quart de farine, un quart de beurre, un quart de sucre. L’important, c’est les œufs : le gâteau à la broche ce définit par le nombre d’œufs qui composent sa pâte : 24 oeufs, 36 œufs, 48 œufs, etc. ». Ensuite, il faut être deux (et avoir une grande cheminée, ce qui était le cas chez les Bégué). Un pour tourner la broche régulièrement, et l’autre pour faire couler la pâte sur le moule, régulièrement. La confection d’un gâteau à la broche pouvait durer plusieurs heures. Le fait d’être deux, cela évite de s’endormir et de tomber dans le feu. Un quart d’œuf : comment mesure-t-on les autre ingrédients ? En fait, il faut un kilo de farine, de beurre et de sucre pour 24 œufs. Autrement dit, il fallait être costaud pour tourner la pâte. Madame Bégué l’était, et la ferme fournissait tous les ingrédients, sauf le sucre.
Le lait était important dans la consommation des habitants du village C’était l’alimentation de base des habitants du village, le matin et le soir. Mais Jean Bégué n’aimait pas le lait de ferme. Il buvait donc du lait sucré en tube que sa mère achetait à Espur, l’épicier qui faisait la tournée des villages. Toute sa vie, il a déjeuné avec ce lait. Il y avait aussi une tournée du boulanger, Fourasté, qui amenait le pain.
Pendant longtemps, les Bégué ont exploité les champs au dessus du village qui produisait du blé et du sarrasin (blé noir). Ils avaient également un potager et avaient un champ de pommes de terre. Ils exploitaient également le bois se trouvant autour de Sours. Tous les ans, ils coupaient des hêtres et des frênes pour le bois de chauffage. L’été était donc occupé par les foins, puis par la moisson. A l’automne, on ramassait les fruits et en particulier, les pommes avec lesquelles on faisait de la confiture et pendant longtemps, du cidre.
Jean Bégué à la retraite, entretien son bûcher. Devant, le chien qui dort a bien profité des trente glorieuses : ce n'est plus le chien famélique d'antan. Au fond, le tombereau à fumier a eu son timon coupé car il n'est plus tracté par les vaches, mais par un tracteur
Une scolarité..à part
Enfant de la guerre, Jean Bégué a vécu une situation insolite : scolarisé de 6 à 12 ans à l’école communale de Cazaux-Debat, il était le seul élève. Il était le seul né pendant la guerre et les naissances n’avaient pas du non plus avoir lieu avant. Quand il racontait sa scolarité insolite, il n’avait pas l’air d’estimer avoir eu de la chance. La pression était forte sur ces épaules.
Il n’a eu aussi qu’une institutrice, Maria Compagnet, épouse Rey. Elle était « sortie », comme il disait, de Barrancoueu, également de la vallée d’Aure. Sa famille était pauvre et lui avait permis de faire l’école normale à Tarbes à elle, la dernière d’une famille très nombreuse. Pour elle aussi, le patois était la langue maternelle. Ils parlaient donc en français pendant les cours, magistraux, qu’il subissait et ensuite, pendant la récréation et après la classe, ils parlaient patois. La récréation se passait dans la cours de la maison Rey où Jean Bégué était employé à diverses tâches comme ramasser le bois, ou autre activité pouvant être confiée à un jeune enfant. De fait, durant toute la vie de Maria Rey, décédée à 94 ans à Cazaux-Debat, Jean Bégué a continué à lui rendre divers services : remettre les ardoises en place, faire les courses, effectuer diverses réparations…
L'institutrice, Maria Rey, photo prise à sa sortie de l"école normale
L’inspection de Maria Rey était le pire souvenir scolaire de Jean Bégué : les archives départementales de Tarbes portent le témoignage de l’évènement tel que décris par l’inspecteur. Ce récit, ou plutôt, ce rapport administratif corrobore l’opinion de l’élève : c’était bien lui, au final, qui était inspecté. En principe, l’inspection était surprise. Mais quand l’inspecteur venait, il avait une difficulté : le train s’arrêtait à Arreau et il n’était pas question pour lui de poursuivre à pied, le long des chemins. Il devait donc prévenir par courrier Louis Rey, le maire qui disposait d’une voiture à cheval, pour que ce dernier l’accueille et le transporte. Maria Rey était donc informée de la visite, et prévenait ses collègues des villages alentours. Jean Bégué était donc lui aussi averti à l’avance, ce qui augmentait sa terreur. Le jour de l’inspection, toutes les questions lui étaient nécessairement réservées. A la fin du cours, l’institutrice et l’inspecteur étaient autour de lui, essayant chacun de mimer à leur manière la réponse et lui au milieu… Conclusion du rapport concernant en principe l’institutrice : « élève timoré, presque sauvage ».
Une deuxième épreuve l’attendait : le certificat d’étude. Cela se passait à Bordères – Louron, le chef-lieu de canton. Il avait été préparé comme une bête à concours : monsieur Rey lui donnait des cours du soir, sa mère, qui mettait en lui de grands espoirs d’élévation sociale, l’encourageait. Il était prêt. Il maîtrisait le français, écrivait bien, parlait bien et était bon en mathématiques. La tenue était repassée pour le lendemain, il n’avait plus qu’à se rendre à Bordères…. Et il n’y est jamais allé. Il s’est enfuit. Quand il est rentré le soir, s’attendant à tout, il n’a vu que des personnes, sa mère, son institutrice, catastrophées. Il n’a pas était mis dans la confidence de leur décision et à la rentrée suivante, il était en pension au Petit séminaire à Arreau (là où se trouve aujourd’hui la poste). Sa mère se voyait bien en mère de curé.
Le séminaire c’est bien passé. Il y avait, enfin des camarades de son âge, avec qui il pouvait jouer et exercer son caractère jovial et sociable. A l’issu du petit séminaire, toutefois, il n’est pas devenu curé. Il n’avait pas cette vocation. Il est devenu chauffeur de poids – lourds, tout en restant paysan.
Les temps changent
Le 6 février 1934, il était à Cazaux-Debat, dans le grenier des Rey, avec Bertrand Rey. Ce dernier venait de recevoir de la Manufacture de Saint Etienne une paire de skis, et ils s’étaient installés avec le poste TSF pour reproduire, à partir de ce modèle unique et novateur pour eux, d’autres paires de skis. C’est ainsi qu’ils ont suivi les évènements de cette journée mémorable, la manifestation des ligues d’extrême droite aux prises avec les forces de l’ordre les empêchant de pénétrer dans l’assemblée nationale.
La modernité arrivait à Cazaux-Debat, et à travers elle, des évènements qui allaient bouleverser la vie de Jean Bégué comme de millions d’autres européens et êtres humains sur la planète.
Au printemps 1938, la guerre a envahit les vallées. 4000 réfugiés espagnols passés par les cols de la vallée d’Aure arrivaient dans la région d’Arreau. Ils firent également passer un troupeau de milliers de têtes de bétail. Les habitants des vallées furent mis à contribution. C’était un contexte particulier. Il y a toujours eu des relations avec les habitants situés « tras los montes », et en même temps, ces relations étaient souvent faites de rivalités. Pendant longtemps, les habitants des vallées françaises partaient en Aragon pour faire les récoltes. Puis, les relations se sont inversées. Les espagnols, les aragonais, étaient surnommés « les chicous », ceux qui crachent. Au printemps, ils venaient au marché d’Arreau pour louer leur fils comme berger pour l’été. Comment été perçu la guerre d’Espagne, dans les vallées d’Aure et du Louron ? C’est difficile à dire. La population devait être divisée. Dans la vallée du Louron, le docteur Mounicq avait battu aux élections cantonales le candidat du Front populaire. Jean Bégué nous a rapporté une initiative qui a sans doute fait basculer l’ensemble de la population en faveur des réfugiés : l’évêque de Lourdes, Monseigneur Choquet, s’est rendu à la rencontre des réfugiés à Fabian, dans la vallée d’Aure, et il a mis les ambulances de Lourdes au service de ces réfugiés civils et militaires qui combattaient l’Eglise en Espagne, avec parfois une sauvagerie certaine. Cette initiative, et toute les initiatives prises alors, l’aide apportée par les docteurs Marquié et Mounicq, par les gendarmes, ont sans doute joué un rôle important sur le sens de l’hospitalité dont la population a fait preuve plus tard, pendant la guerre.
En 1936, Jean Bégué partait au service militaire : le régiment des hussards, à Tarbes. Comme il n’aimait pas les chevaux, et qu’il était conducteur poids lourd, il est devenu motocycliste. Il devait être démobilisé en 1945.