Quand le soir venait, nous allions chez Jean Bégué pour aller « chercher le lait ». Il était dans sa grange, en train de traire, ou déjà dans sa salle à manger, où il soupait ou bien s’il avait
fini de manger, il regardait la télé, au coin du feu.
La veillée, chez Jean Bégué, consistait à regarder la télévision tout en discutant. Il aimait raconter les histoires du pays.
Jean Bégué et Jean Bouygard à la veillée
Un crime à Arreau
"Il s’appelait Defendante Bisighini, mais tout le monde l’appelait Bikini. A cette époque, il y avait une publicité pour une crème à bronzer, avec une femme en Bikini : comme il avait le teint
bronzé à force d’alcool, et du fait de son nom, on l’avait surnommé comme ça.
Par une après midi d’hiver 1953, il s’était rendu chez un couple d’amis, Jean Fourastié et Marie Lapierre, pour boire un coup comme tous les jours et déguster un civet de lapin. Il
avait pris sa place habituelle, face à la cheminée allumée sur laquelle on avait installé la lessiveuse. Et alors qu’il racontait une histoire, il voit tout d’un coup un pied humain soulever le
couvercle de la bassine... Alors qu’il est éberlué de cette vision, voilà que ça recommence ! A cette vision d’horreur, il réagit en s’enfuyant pour se réfugier à la gendarmerie. Les gendarmes
l’écoutent incrédules, mais face à son état de grande agitation et de peur, ils se rendent chez le couple, et découvrent l’horreur. Des restes humains sont en train de cuire dans la lessiveuse !
Defendante avait dit vrai…
Le couple est embarqué. En fouillant la maison, les gendarmes découvrent les restes manquant du corps. Il s’agit de Pierre Laran, le pensionnaire de Jean Fourastié et de Marie Lapierre.
Pierre Laran avait prêté de l’argent au couple pour acheter une maison à Auch. Il avait demandé à être remboursé et avait été assassiné. L’époque était réellement dure pour les créanciers…
L’enquête est confiée au commissaire Dallas, de Toulouse. Les enquêteurs mettent la pression sur Jean Fourastié, qui reconnaît être le meurtrier avant d’accuser sa maîtresse : ce serait elle qui
aurait empoisonné Pierre Laran, aurait participer au depecage, aurait mis de la soude dans la lessiveuse pour accélérer la décomposition du corps... Il a connu Marie Lapierre alors qu’il
travaillait comme ouvrier pour un certain Andrieu, maçon à Bordères sur l’Echez. Ce dernier, amant de Marie Lapierre, est décédé de mort suspecte. Les gendarmes ne parviennent pas à prouver
l’empoisonnement du maçon. Le couple s’installe ensuite à Arreau. Marie Lapierre s’occupe de deux vieilles veuves, Mmes Comte et Rumeau, lesquelles chutent malencontreusement dans les escaliers.
Le couple s’installe dans la demeure de madame Rumeau. C’est là qu’a lieu l’assassinat de Pierre Laran.
Jean Fourastié était « un brave type ». Il était connu pour avoir refait les matelas dans diverses maisons, à Cazaux-Debat. Pour les gens, il était sous la coupe de sa compagne, une femme aux
moeurs « leste ». Il y en avait quelques une dans la vallée. Une habitante de Bordères-Louron était même surnommée la « Godin », du nom d’une célèbre marque de poêle à bois et à charbon.
Bref, Marie Lapierre était fichée comme prostituée à Argeles–Gazost, du temps de sa splendeur dans les années 1930. En 1925, elle avait vidé le chargeur d’un révolver sur un client
alors qu’elle travaillait dans un bar, à Toulouse.
Pendant que l’instruction se poursuit et que les deux amants s’accusent, Bikini est rongé par le remords. Il a accusé ses seuls véritables amis, chez qui il avait table ouverte. Un mois avant le
procès, il boit d’un trait huit litres de « pinard ». La boisson le tue, les reins n’ont pas résisté à une telle quantité de liquide. Il est retrouvé mort dans un fossé d’Arreau. Il n’aura pas à
aller témoigner à Tarbes où s’ouvre le procès, en décembre 1954.
Les deux accusés risquent l’échafaud. L’affluence est telle que des CRS sont appelés en renfort. Au milieu de la salle d’assise : la lessiveuse, la hache et la scie.
L’avocat général demande les deux têtes, celles de Fourastié et de Lapierre. Mais les deux avocats ont su défendre leur client : les jurés ne peuvent établir lequel des deux est l’assassin.
Aussi, les deux amants sont condamnés aux travaux forcés à perpétuité. Ce jugement est apparu sévère pour ceux qui connaissaient Jean Fourastié : certes, il était complice mais il avait surtout
eu la malchance de tomber sur une mauvaise femme…"
La télévision était installée dans un grand placard en bois, au fond de la pièce et en face de la cheminée. Ce placard était grand comme une petite pièce de deux ou trois mètres
carrés. Il avait été conçu pour contenir la couchette sur laquelle dormait la mère de Jean Bégué jusqu’au milieu des années 1960. Dans la plupart des maisons des vallées, depuis des temps
immémoriaux, les familles dormaient ainsi, sur des banquettes superposées, dans la pièce principale.
Maintenant, il y avait la télévision.
Pierre Ferras, au soir de sa vie dans les années 1980 (il était né en 1890) - Photo Jean Escudé
Nous regardions des émissions qui étaient destinés à délasser : les variétés (ici, Marcel Amont chante "La galère" de Maxime le Forestier et Julien Clerc à un "Numéro 1" en 1979)
http://boutique.ina.fr/edu/divertissement/chansons/I04294732/marcel-amont-la-galere.fr.html
Les jeux de type « Inter villes», ou même un match de boxe, en 1974, entre Monzon et Napoles.
http://www.youtube.com/watch?v=KQ2B0gXIiRk
Nous regardions aussi les informations, en particulier Soir 3. C’est là que nous avons appris la mort de Georges Pompidou, pendant les vacances de Pâques, en 1974.
Et nous écoutions Jean Bégué et ses invités raconter des histoires.
Le mouton de Pâques
Chez Jean Bégué, il n’y avait pas de mouton. Toutefois, il expliquait que, quand il était petit, sa mère achetait toujours un petit agneau qui allait au pré avec les vaches (comme quoi, ces
animaux étaient capables de paître avec un mouton, mais passons : cf. partie 5). Bien entendu, l’enfant s’attachait tout particulièrement au petit animal au pelage bouclé et immaculé. C'était
l'ami, le presque frère, qui marchait fièrement en tête du troupeau. Et quand venait le moment de refaire le geste d’Abraham, geste que Pierre Ferras accomplissait sans trembler, c’était le
drame : Jean Bégué n’a jamais touché à l’agneau Pascal.
La religion, c'était aussi la messe, quand le curé venait, plusieurs fois par an. A l'église, les femmes étaient en bas. Les chaises étaient attitrées, et ces dames essayaient de chanter en choeur, tout en cherchant à se détacher du lot, qui en démarrant la première,qui en chantant plus fort, qui en montant la note... Les hommes contemplaient se spectacle depuis le balcon. Il y avait les anciens de la guerre 1914-1918, et précédement anciens enfants de coeur. A ce titre ils étaient réquisitionnés pour faire la quête ou tenir l'ensensoir, ce qui les conduisaient à retrouver leur âme d'enfance, et les blagues qui vont avec...
Joséphine Verdier, gardienne de chèvres et cantatrice à
l'église de Cazaux-Debat, descend du clocher : photo prise dans les années 1960
La commune
Jean Bégué était l’adjoint du maire Charles Ferrou, et peut-être même avait-il été auparavant celui de Pierre Ferrou. Les Ferrou père et fils ont exercé la magistrature suprême de Cazaux-Debat
des années 1930 à 2008. La commune de Cazaux-Debat votait à gauche. En 1974, il y avait eu un vote écologiste, attribué à l’institutrice, et un vote Arlette Laguier : qui avait donc pu voter pour
Arlette Laguier ? Charles Ferrou avait son idée. Interpellé par « le suspect » qui lui demandait le résultat du premier tour, sa langue fourcha : « 14 Mitterrand, 1 René Dumont (l’écologiste), et
1 Krivine ». Incrédulité dans les yeux de son interlocuteur : « et la femme, elle n’a pas eu de voix, la femme ? » « Excuse-moi, tu as raison, ce n’était pas Krivine, c’était Laguiller.. ». En
1988 la commune qui comptait alors une vingtaine d’électeurs, c’est illustrée par son civisme : 100% des inscrits ont votés et par son homogénéité électorale : 100% des inscrits ont voté
François Mitterrand. Le maire a donc signalé ce résultat remarquable aux autorités supérieures. La commune a ainsi reçu un certificat de civisme, non pour avoir voté Mitterrand mais pour le taux
de participation…
L’action du Conseil municipal était de deux ordres : conserver l’existant et particulièrement, la gratuité de l’électricité pour tous, et participer à la modernisation du village. Dans les années
1970, le village fut ainsi doté du tout-à-l’égout. Toutefois, la station d’épuration fut installée juste en dessous du village, écartant ainsi les habitants du hameau de la Prade de l’accès à ce
service public. A cette époque, le hameau de la Prade n’était pas représenté au Conseil municipal. Cette décision a eu d’importantes conséquences pour les habitants du village : installation de
toilettes modernes, de salles de bains avec douche dans toutes les maisons, machines à laver le linge… Le besoin en eau fut donc bien plus important, de même que les besoins en
électricité.
L’électricité
"La commune de Cazaux–Debat avait obtenu, en échange du passage du canal (cf. les articles relatifs aux Annamites dans le Louron), une concession gratuite pour tous les habitants du village, pour
12 kW/h. C’était beaucoup en 1920, mais peu dans les années 1980. Aussi, les autorités villageoises géraient au mieux se contrat, en évitant toute installation de nouveaux résidents et toute
construction nouvelle. Seule, une maison fut construite à la Prade et quelques granges rénovées. Il y avait deux compteurs, un pour les résidents permanents et un pour les résidences secondaires,
avec des droits en électricité différents. Dans les années 1990, le village n’était plus éclairé la nuit. La concession de 90 ans a pris fin il y a une dizaine d’année."
"En matière d’électricité, le village de Lançon avait d’autres problèmes : le relais de télévision qui se trouve au dessus du village est doté comme il se doit d’un paratonnerre. Quand il y a
orage, les éclairs sont ainsi captés dans la terre, ce qui créé des surtensions au niveau du village. Jean Bégué nous racontait ainsi que par temps d’orage, les habitants de lançon voyaient
sortir l’électricité par les prises, et les chiens labris avaient les poils qui défrisaient…"
Les congélateurs
Jean Bégué nous raconta l'histoire suivante :
"L’homme se sentait seul au bar du café de Londres, à Arreau. Il avait besoin de parler. Il raconta donc à une assemblée ravie ses exploits de pêcheur et de chasseur. Il chassait un peut de tout
partout et quelque soit la période. Il en faisait de même pour la pêche. Ce n’était pas un récit de pêcheur tout en exagération. C’était précis, détaillé, argumenté, étayé. A la fin du récit, un
membre de l’assemblée s’approcha de lui, lui tapât sur l’épaule et lui dit : « je suis garde-chasse, ton histoire m’intéresse beaucoup et je t’invite à venir avec moi la raconter aux gendarmes,
dés que tu aura réglé ta consommation ». Ils partirent à la gendarmerie. L’homme risquait gros. Alors, il pris le parti de répéter ce que le garde-chasse avait déjà entendu, en prenant soin de «
mouiller » un maximum de pêcheurs et de dénoncer le plus de chasseurs possibles. Il espérait ainsi réduire sa propre culpabilité sous le nombre.
Sur la foi de ses dénonciations, les gendarmes commencèrent à remonter la vallée. C’était la pêche miraculeuses pour eux : les dénoncés avaient pris le soin de mettre les produits de leurs prises
au congélateur. Ils avaient marqué la date de la prise, le poids et le lieu. La date était en dehors des périodes, les lieux, interdits, les prises trop petites… Alors, les gens parlaient, et les
gendarmes remontaient la vallée…
Pour éviter d’être pris, les habitants du haut Louron prirent la décision la plus radicale : mettre les produits de leurs forfaits à la Neste. Et les flots tumultueux de la rivière, devenus
rouges, charriaient des carcasses de cerfs, de sangliers, de chevreuils, de poissons et d’oiseaux de tout plumage. "
C’est avec détachement que Jean Bégué et les gens de Cazaux-Debat racontaient cette histoire : la limitation locale en électricité ne leur permettait pas d’avoir des congélateurs.
Les animaux de la forêt, en particulier les biches, les cerfs et les sangliers, étaient considérés comme des fléaux par les paysans. Les cerfs pouvaient être dangereux : "blessure de sanglier mène chez le barbier, blessure de cerf mène chez le charpentier" disait Jean Bégué en patois. Ce proverbe ancien signifiait que le barbier, qui autrefois prodiguait des soins et pouvait recoudre les blessures, suffisait si on était chargé par un sanglier, mais il fallait le charpentier, préposé à la réductation des fractures importantes, aux amputations et, au pire, à la confection des cercueuils, pour une blessure de cerf. Les sangliers détruisaient les prés et les champs. Aussi, la tentation de s'en prendre à ces animaux étaient forte. Jean Bégué tua ainsi un sanglier, qui ravagait le pré de Poumamude. Je ne suis pas sûr qu'il ait, à cette occasion, respecté toute les règles imposées par le Code Rural.
Cazaux – Debat était d’ailleurs réputé pour la pêche à la truite. Le pont de Cazaux sert de délimitation entre zone de pêche autorisée et interdite. Parmi les pêcheurs célèbres, il y avait Albert Ferrasse, qui venait tous les ans. C’était le président légendaire de la Fédération Française de Rugby, ancien avant de devoir du Sporting Union Agenais, ancien arbitre. Il pêchait donc du bon côté du pont (le côté autorisé).
Et pendant ce temps, la télévision : ici, une chanson de circonstance, la truite, par les Frères Jacques
http://www.youtube.com/watch?v=Q24qnmpbdOU
Le Tour de France
Placée entre le col d’Aspin et le col de Peyresourde, la vallée du Louron est un lieu de passage privilégié d’étapes légendaires du Tour de France. Chaque génération voue un culte pour les
champions et les exploits de son enfance. Pour Jean Bégué, c’était l’époque des premiers tours de France, et de l’étape mythique Bayonne – Luchon.
Les coureurs prenaient le départ à Bayonne entre 3 heures et 4 heures du matin. Ils passaient par Saint Jean Pied de Port et les cols basques, Pau, le col d’Aubisque, le Soulor, le
Tourmalet, l’Aspin, le Peyresourde. L’étape faisait plus de 300 kilomètres. Les routes des cols n’étaient pas encore goudronnées, et l’été peut être humide dans les Pyrénées.
Les écarts étaient considérables : en 1926, le Belge Lucien Buysse pointe en huitième position au classement général, à 22 minutes de Van Slembrouck avant une étape dantesque entre Bayonne et
Luchon. Après une étape de plus de 17 heures, Buysse est leader avec plus de 36 minutes d'avance sur le deuxième du classement général. Ce fut une journée épouvantable ; certains coureurs devant
uriner sur leurs mains à cause des doigts gelés et la roue libre était souvent bloquée par la boue. Le dernier de l'étape, un certain Besnier a mis 22 heures 47 minutes ! Autrement dit, il est
parvenu sur la ligne d’arrivée après une heure du matin. Jean Bégué se souvenait d’un coureur épuisé qui avait tourné au pont de Cazaux, se croyant à Avajan, à l’endroit où on traverse la Neste
pour attaquer les pentes du col de Peyresourde…
Tour de France 1926 - Lucien Buysse fonce vers la victoire, dans le col de Peyresourde rendu boueux par la pluie
Source : http://www.loucrup65.fr/pgie0511.htm
La fin de l’histoire
En 1995, les forces de Jean Bégué déclinaient. Il devenait sourd, avait des problèmes physiques. Il devait se faire opérer. Il a quitté le village pour ne plus y revenir. Il n’a jamais vraiment
récupéré de l’opération. Il a fini ses jours à la maison de retraite d’Ancizan, en février 1998. Lui qui avait pour habitude de ne pas faire son lit par soucis d’optimisme (quand on fait
son lit, c’est que l’on envisage d’y être ramené dans un état sans retour »), est décédé pendant la nuit. Il a été enterré par ses amis anciens combattants, en présence de son grand copain Jean
Bouygard, atteint d’un cancer et qui est lui-même décédé quelques semaines plus tard. Ils sont maintenant face à face, au cimetière de Cazaux-Debat.
La famille de Jean Bégué a vendu tout le patrimoine foncier à la Commune de Cazaux-Debat. Désormais, la ferme des Bégué appartient à quatre propriétaires différents et la cour de la ferme est
devenue la Place Jean Bégué.