En août 1918, la construction du canal progresse vers Arreau. Sur le front, les offensives allemandes ont été contenues. Désormais, les alliés ont un commandement uni, sous l'autorité du Général Foch. Les contingents américains sont désormais opérationnels. Mais avec eux et les contingents venus du monde entier se propage un fléau qui se révèlera plus meurtrier que le conflit lui-même : la grippe espagnole.
Son surnom de grippe espagnole vient du fait que seule l’Espagne, non impliquée dans la première guerre mondiale, a pu publier librement les informations relatives à cette pandémie. Entre 1918 et 1919, cette épidémie a tué plus de 60 millions de personnes dans le monde. Elle fit 408 000 morts en France.
La mortalité importante était due à une surinfection bronchique bactérienne, mais aussi à une pneumonie due au virus. L'atteinte préférentielle d'adultes jeunes pourrait peut-être s'expliquer par une relative immunisation des personnes plus âgées ayant été contaminées auparavant par un virus proche. Ceci a d'abord été expliqué par le fait que cette tranche d'âge (notamment pour des raisons professionnelles ou de guerre) se déplace le plus ou vit dans des endroits où elle côtoie de nombreuses personnes (ateliers, ...). La multiplicité des contacts accroît le risque d'être contaminé. Cette constatation a été faite par les historiens (notamment lors de l'épidémie de choléra à Liège en 1866). En fait c'est le système immunitaire de cette classe d'âge qui a trop vigoureusement réagi à ce nouveau virus, en déclenchant une "tempête de cytokines" qui endommageait tous les organes, au point de tuer nombre de malades
Deux vagues se sont succédées : une première, en 1917, provoque une forte fièvre, mais n’est pas particulièrement meurtrière. La seconde vague intervient alors que le virus a muté et se révèle particulièrement meurtrière : en Afrique, aux Fidji dans le Pacifique, en Alaska, en Asie du SUD-EST, dans les régiments indiens de l’armée anglaise, l’épidémie peut décimer des communautés entière. Aux îles Samoa, dans le Pacifique, 25% de la population, surtout les hommes jeunes, est tuée en une quinzaine de jours, 90% de la population étant contaminée.
Lettre du commissaire spécial au Préfet - 20 août 1918 sources archives départementales des Hautes Pyrénées
A Cazaux-Debat, le contingent des travailleurs coloniaux annamites est particulièrement et durement touché. Pourquoi ? Peut-être a-t-il reçu un renfort de personnels contaminés. En effet, le nombre de travailleurs coloniaux présents à Cazaux-Debat varie, indiquant des mouvements en son sein. Les travailleurs annamites de CAZAUX-DEBAT ont été touchés à partir du 15 août. 80 d’entre eux reçurent des soins, et au moins 19 d’entre eux décèdent en l’espace de 10 jours, entre le 20 et le 30 août 1918.
TRUONG KHAM, 39 ans, marié, décéde le 20 août 1918 et il est enterré à Cazaux-Debat, comme HOANG VAN CAO, 34 ans, décédé le 22 août 1918. Trois autres travailleurs décèdent le 20 août à l'hôpital d'Arreau, ancien couvent Saint Exupère, annexe de l'hopital militaire de Tarbes (aujourd'hui la Poste et auparavant, le Séminaire) : NGUYEN VAN BA, 31 ans, LE VAN PHUC, 30 ans et LE SU, 23 ans.
Le 22 août, c'est au tour de NGUYEN NGONG, 33 ans, DAO DUC KIET, 32 ans, LE VAN MAN, 36 ans et NGUYEN VAN HIEN, 31 ans. Les deux derniers décèdent au camp, devenu une annexe de l'hopital d'Arreau. Vu l'empleur de l'épidemie, il a été décidé de laisser les travailleurs annamites dans une des cabannes du camp dédiée à celà.
Le 23 août, décès de NGUYEN NHIEM ou NGUYEN VAN NHIEM, 35 ans, à l’hôpital d’Arreau et de TRAN BEP, 30 ans, au camp.
Le 24 août, décès de MAI VAN KIEN 25 ans à l’hôpital d’Arreau, de TRAN VO, 25 ans, et de NGUYEN VAN THUC, 22 ans, tous deux au camp.
Le 25 août, décès de TRAN CONG NHGHIA, 31 ans, à l’hôpital d’Arreau
Le 26 août, décès de NGUYEN LANH 33 ans, à l’hôpital d’Arreau.
Le 29 août, décès de NGUYEN HUOI 33 ans, et de VÛ HÛU SO, 22 ans, à l’hôpital d’Arreau.
Le 30 août, THAM BUNG, 23 ans, est le dernier du camp à décéder.
Cette carte montre le lieu de naissance d'une partie des vietnamiens décédés. La majeure partie venait du Nord (Tonkin) ou du centre (Annam). Un seul venait du Sud (Cochinchine)
Les 10 ouvriers décédés à Arreau ont été enterré au champ commun de cette localité et figurent au registre de l'Etat civil. Pour les autres, 2 figurent au registre de l'Etat civil de Cazaux-Debat, et sont enterrés au cimetière communal, prés de la porte de l'Eglise. Les 7 autres, décédés au camp, ne figurent pas sur un registre d'Etat civil. Leur décès est attesté dans les archives militaires de Limoge. Cette mesure montre le classement "secret défense" de la grippe espagnole.Ils ont été enterrés au dessus du camp, dans un lieu appelé depuis "le cimetière des annamites".
La clairière des annamite ou "cimetière des annamites" tel qu'elle se présente aujourd'hui : un grand frêne composé de deux arbres enlacés domine le petit replat où se trouvaient sept tombes. Leurs traces ont disparues avec le temps, le défaut d'entretien puis des travaux forestiers - Photo Amis de Cazaux-Debat, 2011
La lettre au préfet le laisse entendre : les annamites n'ont pas été les seules victimes de la grippe. l'Etat civil d'Arreau, où étaient conduits les malades, enregistre 33 morts en août 1918 (dont 10 des vietnamiens), avec pour indication de plusieurs d'entre eux "travaillait pour la Poudrerie de Toulouse", et 66 morts entre août et octobre 1918 contre 25 décès en moyenne sur la même période les autres années.
Pendant plusieurs années, les autorités civiles et militaires ont organisées des cérémonies en souvenir des morts, au droit de la clairière des annamites.
Sur la photo, au milieu, le trait est la trace que laisse le canal, qui coupe en deux la forêt domaniale de Cazaux-Debat. Le pré, en bas le long de la route est celui où se trouvait le camp, avec juste au dessus (dans le prolongement du pré au dessus du mur), la clairière des annamites Photo les Amis de Cazaux-Debat, novembre 2011
Les tombes ont reçues des croix et des couronnes, entretenues par les personnes témoins des évènements.
Type de stèle proné par le ministère de la main d'oeuvre coloniale en cas de décés d'un ouvrier militaire vietnamien
Pendant que l'hécatombe se produisait, différents habitants, en particulier madame Rey, l'institutrice, ont prodigué des soins aux blessés, transportés les malades, faits ce qu'ils ont pu. Ensuite, les dames du villages, en particulier Madame Bégué, ont entretenu les tombes, tout en en interdisant l'accés aux enfants. Le lieu était maudit, a tel point que les enfants du village ne savaient pas avec exactitude où se trouvait le lieu de sépulture. C'est en interrogeant les plus anciens de la vallée et du village qu'il a été possible récement de définir avec précision le lieu de sépulture, permettant sa réhabilitation. Pour les habitants du village, en effet, la guerre a été cause de drame affectant directement leur famille : M. Bégué revient détruit de la guerre et décède avant la fin du conflit, M. Davezan est revenu mutilé, Pierre Ferras a été prisonnier de guerre, d'autres sont revenus blessés, sans compter les drames liés au conflit. De plus, la construction du canal a été cause d'un désastre économique pour le village (fermeture de la scierie) et d'un procés, perdu, avec le ministère de la guerre en lien avec ce fait. Le souvenir des annamites est associé à une époque maudite.
Personne ne sait quand les vietnamiens ont quitté le village : sans doute en novembre 1918, au moment où l'armistice a rendu moins urgente la construction du canal. Ils sont reparti par le port de Marseille, ville où la prison des Baumettes flanbant neuve accueilera leur fils en 1939, dans les mêms circonstances. Comme à l'allée, ils ont dû voyager à fond de cale. Peut-être d'autres décés ont-ils eu lieu. Beaucoup de ces travailleurs se sont fait voler ce qu'ils avaient gagné en France par les marins et les militaires qui les surveillaient.